Une société en pleine décadence, par Michel Maffesoli

Le texte que je partage ici avec vous grâce à la bienveillance de son auteur, m'a transpercé et ébloui. Comme je lui ai écrit, j'ai mis plusieurs heures à me remettre de sa lecture.
Dieu sait pourtant si l'époque, dans sa folie, a été propice à susciter des réflexions et de mises en perspectives de qualité, dont j'ai eu l'honneur de re-publier un petit nombre sur ce blog. Et puis il y a des textes, parfois, d'une clarté qui atteint à l’incandescence, portés par un souffle rare, qui illuminent le champ de vision du lecteur. Celui-ci est de ceux-ci.
Il me faudrait des pages pour présenter Michel Maffesoli, un des tout grands penseurs de notre époque. Professeur émérite à la Sorbonne, il s'est inscrit dans un héritage somptueux (allant pour faire vite de Gaston Bachelard à Gilbert Durand, le défricheur lumineux des "structures anthropologiques de l'imaginaire", en passant par Jean Duvignaud, Georges Bataille, Julien Freund ou encore Georges Ballandier), produisant un renouvellement audacieux de la pratique socio-anthropologique et nourrissant une féconde descendance intellectuelle.
Dans laquelle j'ai l’heur de m'inscrire modestement puisque mon directeur de mémoire en anthropologie était au double bénéfice d'un doctorat en anthropologie (sous la direction de Gilbert Durand) et d'un doctorat d’État en Sorbonne (sous celle précisément de Michel Maffesoli.)
Celui-ci aborde ici un thème qu'il a abondamment défriché, de manière visionnaire, bien avant que qui que ce soit s'en préoccupe sérieusement : celui de la faillite des élites. Nous devons à Maffesoli des concepts essentiels pour comprendre l’effondrement de la modernité dans lequel nous nous trouvons engagés comme ceux de "tribalisme", de "nomadisme", d'"ensauvagement" ou encore d'"infosphère".
Il me tient à cœur de partager, aussi, sur ce blog des perspectives épistémologiques, essentielles pour appréhender ce qui sur-détermine le désastre en cours. Je m'y suis essayé dans différents articles, accueillant au passage des productions magnifiques comme celles de l'anthropologue Jacques Pollini, du sociologue Laurent Mucchielli, du philosophe Michel Weber, du psychanalyste Michel Rosenzweig, sans oublier celles de différents médecins, chercheurs ou psychiatres.
Je ne développerai pas ici l’immensité des contributions de Bachelard, Durand et Maffesoli au domaine de l’épistémologie, si ce n'est pour en rappeler un socle dont la négation se trouve bel et bien au cœur du naufrage en cours : toute la production de sens de notre espèce est configurée selon certains axes symboliques fondamentaux. Ce que l'on définit aujourd'hui comme "la science" résultant (simplement osera-t-on dire) d'une polarisation particulière du champ des images. Assurément légitime, mais aussi inéluctablement limitée.
C'est un des phénomènes saisissants de notre époque que la généralisation des renversements, indiquant que la crise est en fait bien plus "religieuse" que sanitaire, politique ou même socio-économique. Nous vivons ainsi un état confusionnel collectif -tragique et à haut risque- qui voit les axes cardinaux de l'absolu et du relatif être désorientés : la science, qui est un savoir relatif et circonstanciel, se substitue à la religion comme absolu, alors même que la caste qui s'en réclame la prostitue de toutes les manières possibles et imaginables. Une épidémie naturelle, normale et à vrai dire "banale" au regard de l'histoire devient un cataclysme absolu !
Dans le même temps, l'Absolu lui-même (dont la juste contemplation constitue notre seul véritable garde-fou en ce qu’il nous rappelle implacablement notre condition de créatures inscrites au sein d'une création) se trouve relativisé sous les coups de boutoir psychotiques du délire transhumaniste : les milliardaires de la Silicon Valley aspirent à l’immortalité, et imposent la "correction" et l'"amélioration" du vivant à coups de manipulations génétiques.
Les parlements nationaux (qui n'ont plus de nationaux que le nom, réduit à un simple prétexte) embouchent ces trompettes apocalyptiques : l'interruption de grossesse est désormais possible en France sans raison médicale impérative jusqu'au terme de la grossesse (« horresco referens ») pendant que le tabou éthique posé sur la création de chimères (embryons mi-humains mi-animaux) a été remisé aux oubliettes, ouvrant la porte aux pires monstruosités selon le modèle chinois -qui a déjà produit des êtres humains "clonés"...
Le texte de Michel Maffesoli percute la sensibilité et l'intelligence de plein fouet, la particularité de l'auteur étant de pratiquer une sociologie incarnée, polysémique, qui se différencie de manière assumée d’une sociologie plus "rationnelle" et cérébrale.
Il y aborde un des nœuds centraux de l’affaire qui nous occupe tous à nos corps défendant : celui de la faillite mais aussi de l’ensauvagement des élites. Nos gouvernants se comportent désormais sans le moindre scrupule apparent comme des malfrats, mentant à tout va, niant les évidences, considérant n'avoir plus de compte à rendre à qui que ce soit, imposant des mesures arbitraires et brutales à leur guise, en s’exonérant d’un même mouvement de tout devoir de conformation au réel comme de leur responsabilité envers l’intérêt supérieur des peuples qu’ils sont censés servir.
Dans un récent entretien avec André Bercoff, Michel Maffesoli exprimait sa certitude que cet état de fait ne pourrait que déboucher sur des explosions de violence, chaotiques, incontrôlables et fugaces. Nous en prenons le chemin à grand pas, les contre-pouvoirs devant faire barrage à l’hubris débridé et existentiellement blasphématoire de nos élites étant désormais structurellement aux abonnés absents.
C’est avec une très chaleureuse et révérante gratitude que je remercie Michel Maffesoli de l’autorisation qu’il m’a donnée de partager son texte (publié sur le site du Courrier des stratèges) avec les lectrices et lecteurs de ce blog.
Il met le doigt, avec le génie qui est le sien, exactement là où ça fait mal, soit là où notre lucidité (ou ce qu’il en reste) doit impérativement regarder si nous voulons préserver une chance de sortir tôt ou tard du délire en cours…